Du design de service à l’entrepreneuriat public. Rencontre avec Hugo Stéphan
Comment le numérique peut-il servir l’intérêt général ? Rencontre avec Hugo Stéphan, lauréat de la 3ème promotion des Entrepreneur(e)s d’intérêt général. Journaliste pour le magazine Usbek & Rica, puis designer au sein de l’agence Vraiment Vraiment, Hugo a cofondé Réfugiés.info, une plateforme d’information pour les personnes réfugiées et leurs accompagnant(e)s. Il s’engage depuis 2019 pour la modernisation des services publics par le design.
Ton parcours professionnel commence par le journalisme. Tu t’es ensuite réorienté vers le design de service. Deux métiers qui s’appuient sur la recherche, l’immersion, l’observation. Deux métiers aussi qui portent un regard aigu sur des sujets complexes. Qu’est-ce que le journalisme a apporté à ta pratique du design ?
Le journalisme, c’est de l’écoute et de l’investigation, avec des méthodes et des techniques apprises à l’école puis pratiquée sur le terrain. Elles m’ont servi pour mener à bien des immersions pour comprendre dans les détails les besoins des personnes réfugiées. Aller chercher les motivations profondes, créer des temps informels pour libérer la parole, avoir une posture adaptée pour éviter les biais, gagner du temps en sachant rechercher l’information, valider les hypothèses créatives avec des sources fiables et croisées, trouver un angle d’attaque pour raisonner sur une problématique… et bien sûr, adapter le niveau de langue et la syntaxe des textes en fonction des publics. J’ai la sensation que les compétences journalistiques augmentent l’efficacité de toutes les phases de travail d’un designer.
Chez Usbek & Rica, puis chez Vraiment Vraiment, « j’explorais les futurs », d’abord avec le journalisme prospectif puis avec le design fiction. Je racontais ou imaginais de potentielles idées et technologies permettant d’améliorer la société. Finalement, nourri par tous ces idéaux, j’ai préféré m’ancrer dans le présent, dans l’attaque méthodologique d’un problème très concret et réel de politique publique : l’accès à l’information des personnes réfugiées. C’est ce grand écart entre la prospective et l’observation du réel qui permet d’apporter de la nouveauté dans les manières de faire. J’essaye de maintenir cette veille précieuse pour nourrir ma pratique.
Tu es lauréat de la 3ème promotion EIG. Les entrepreneur(e)s veulent aller vite, multiplier les opportunités, croître rapidement. “Fake it till you make it”, entend-on parfois. Or le designer prend le temps de rechercher, de comprendre, d’expérimenter. Comment réconcilies-tu ces approches et leurs temporalités ?
D’abord en passant du temps à négocier puis à garantir, auprès de ma hiérarchie, un cadre méthodologique qui dégage du temps aux phases d’observation et de co-conception. Ensuite, en rassurant les parties prenantes par une vulgarisation régulière des hypothèses créatives que nous formalisons. J’observe qu’embarquer l’ensemble des acteurs dans la conception d’un service est la condition sine qua none d’une compréhension, voire d’une adhésion aux pistes que nous souhaitons développer. Décloisonner à l’aide d’ateliers, générer des espaces de temps importants pour inclure au-delà du cercle initial, sont des stratégies payantes.
Une fois la confiance construite avec la hiérarchie et les services connexes, le cadre d’action s’ouvre et permet d’avancer. Concrètement, avoir une attention pour les décideurs et les partenaires institutionnels c’est se poser les questions suivantes : sont-ils suffisamment informés, leurs réserves ont-elles été entendues ? Notre posture est-elle adaptée à leurs contraintes ? Et en parallèle, tel un entrepreneur classique, toujours oser, lancer, démarrer, avancer sans attendre des boucles de validation dont l’issue positive est pressentie. L’adage « demander pardon, plutôt que la permission » reste très pertinent dans une volonté de modernisation, surtout au sein de l’administration.
Au-delà de ces évidences, s’entourer des bonnes personnes, ayant une expertise, un réseau ou un vécu adapté est crucial pour adresser la cause avec justesse : ici, le projet est porté d’une part à haut niveau par Alain Régnier, un préfet maîtrisant la création de nouveaux programmes et l’administration des publics vulnérables et d’autre part, au quotidien, par Nour Allazkani, un cofondateur lui-même réfugié, ayant vécu un parcours d’intégration et développé un réseau facilitant le déploiement du projet.
Designer ou entreprendre, c’est embrasser l’incertitude. Il faut se mettre en capacité de découvrir des problèmes sous-jacents, de concevoir des dispositifs auxquels on n’avait pas pensé. T’es-tu déjà trouvé face à un problème inattendu, mais avéré et majeur ? Quelle réponse as-tu apportée ? Quels effets as-tu pu observer ?
Quand tu viens d’avoir ton statut suite à l’acceptation de ta demande d’asile, trouver l’information dont tu as besoin, à jour, et la comprendre - pour ouvrir ses droits sociaux par exemple - c’est essentiel pour réussir à s’intégrer et cela paraît impossible, tant les sources et le manque de traduction rend la compréhension des démarches compliquée.
Le défi de Réfugiés.info, c’est donc la traduction et la mise à jour d’un corpus d’information étendu et complexe, avec des moyens humains limités et une expertise juridique inexistante au départ. A priori, impossible. Or, en allant sur le terrain, nous observons que l’engagement associatif est extrêmement fort et que cela constituer un point d’ancrage, une force motrice pour le projet. La solidarité et l’hospitalité sont des valeurs qui animent des milliers de personnes. Alors, nous avons fait le pari du collaboratif, comme Wikipédia, en faisant l’hypothèse que la contribution citoyenne pourrait pallier au manque de moyen.
À l’époque, les technologies de traduction collaborative sont balbutiantes, il a fallu se résoudre à construire une interface de traduction accessible à n’importe quel citoyen désireux de contribuer. Le pari est tenu, grâce à une prouesse ergonomique et à la mobilisation de la communauté : plus de 4 millions de mots ont été traduits bénévolement grâce à plus de 800 traducteurs bénévoles depuis 2020.
Des personnes de tout horizon nous rejoignent, les plus engagés étant des personnes réfugiées : elles-mêmes déjà intégrées, elles s’engagent en retour très fortement pour leurs semblables. Ainsi, Houssam, père de famille syrien, est devenu traducteur puis influenceur pour Réfugiés.info, et maintenant formateur pour le Centre National de la Fonction Publique Territoriale, passionné par le service public lui aussi. Son regard permet toujours de débiaiser culturellement nos écrits, de toujours « se mettre à la place de » pour éviter le langage technocratique.
Tu t’es aussi engagé dans des associations, l’une née d’une initiative citoyenne et l’autre fondée par des agent(e)s de service public. Cet engagement est ancré dans le collectif et le terrain. On est loin du mythe de l’entrepreneur visionnaire, qui déploie son idée de génie. En quoi ces engagements nourrissent-ils ta pratique ?
Travailler pour l’intérêt général, directement pour l’administration, c’est très politique. Le moteur de l’engagement, il est politique. Sauf pour les opportunistes. Cependant, quelles que soient les convictions individuelles, il est nécessaire d’accepter les contraintes inhérentes à l’action publique : neutralité, égalité, réserve. Mais cela ne veut pas dire mettre en veille ses opinions, au contraire, nourri par mon expérience professionnelle, je découvre de nouvelles manières de m’engager, compatible avec mon rôle.
Pour le collectif Nos services publics, par exemple, je mets en forme des dossiers fouillés et argumentés, qui apportent une critique constructive à l’actualité législative en dépassant les clivages partisans et en valorisant l’expertise des agents publics.
Entreprendre pour l’intérêt général, c’est aussi accepter d’agir avec des moyens donnés, tout en œuvrant à les augmenter. Le plaidoyer est permanent et connexe à l’action. Il doit se faire avec justesse. Tout en restant vigilant à ce que son compas moral reste toujours pointé vers le Nord. Dès qu’on est dans la dissonance cognitive, en œuvrant pour des orientations politiques qui ne reflètent pas nos convictions, il faut peut-être songer à partir.
Tu as cofondé une plateforme numérique d’aide aux personnes réfugié(e)s et à leurs accompagnant(e)s. Or le numérique soulève des questions éthiques, voire techno-critiques, telles que l’ubiquité, le solutionnisme ou l’illectronisme. À quelles conditions le numérique peut-il être un vecteur d’intérêt général ?
Le numérique est un formidable vecteur de modernisation pour certaines politiques publiques, pas toutes. Sans un travail de reconception et de simplification préalable à la dématérialisation, les nouveaux services numériques sont voués à l’échec. Sans un travail préalable d’écoute de la parole des usagers, ça ne marche pas non plus.
Chez Réfugiés.info, toute modification d’interface fait l’objet d’au moins 4 tests utilisateurs individuels. Pour concevoir notre application mobile, c’est plus de 150 tests utilisateurs avant et après développement. Avant de développer tout nouvel espace fonctionnel, nous organisons une immersion de plusieurs semaines auprès des usagers ciblés pour vérifier nos intuitions et comprendre en détail les besoins et les usages. C’est un temps gagné ensuite sur l’amélioration continue, et c’est une assurance de produire un service juste et performant.
Néanmoins, le numérique ne résout rien, voire empire souvent des situations dégradées au sein des services ou dans les interactions avec les usagers. Le numérique est plutôt un révélateur des dysfonctionnements, un accélérateur d’optimisation ou de dégradation des services. Dématérialiser, c’est avant tout conduire d’importants changements dans la manière de travailler pour les agents. C’est une attention managériale portée à l’accompagnement des équipes dans la modernisation de leurs environnements de travail et de leurs outils.
Réfugiés.info est aujourd’hui le fruit de plusieurs dizaines d’ateliers de co-construction, parfois aux sujets éloignés du produit numérique qu’il représente, avec les directions et les agents concernés. C’est une longue et fastidieuse entreprise de bienveillance et de détermination patiente pour convaincre du bien-fondé de l’approche agile, des moyens accordés au design, à l’inclusivité et à la désirabilité du service. C’est aussi des travaux transcendant notre périmètre et allant jusqu’à la cartographie de l’ensemble de la politique publique, pour apporter de la clarté à tous les acteurs.
On est loin d’une question de réduction des moyens, trop souvent invoquée pour justifier la dématérialisation. À l’inverse, le numérique est un prétexte heureux à la transformation profonde des services. Injecter dans les services des équipes produits composées de profils jeunes et déconnectées des héritages organisationnels ne vient que tendre et crisper. Je recommande d’incorporer progressivement des profils numériques adaptés qui s’imprègnent des contraintes et redonnent confiance, encapacitent et modernisent les pratiques managériales des services.