Qu’est-ce qu’entreprendre pour le service public ?
Impulsé par le président François Hollande et présenté lors du sommet mondial du Partenariat pour un Gouvernement Ouvert en 2016, le programme Entrepreneur(e)s d’intérêt général (EIG) tire son inspiration du programme Presidential Innovation Fellows (PIF), créé outre-Atlantique en 2012 sous la présidence de Barack Obama.
Le programme PIF encourage la culture d’innovation entrepreneuriale au sein du service public. Pour ce faire, il associe les meilleur(e)s innovateurs et innovatrices du secteur privé, des organisations à but non lucratif et des universités aux meilleur(e)s innovateurs et innovatrices du gouvernement fédéral. Il se concentre sur la production de résultats significatifs en quelques mois, en s’emparant de techniques issues de l’industrie, telles que le Lean Startup et le Design Thinking.
Cette hybridation des cultures de l’entrepreneuriat et du service public est au cœur de l’ADN des EIG. Chaque année, des spécialistes du design, de la donnée, du droit et de la technologie rejoignent la fonction publique pour tester de nouveaux possibles en bonne intelligence avec des agent(e)s de l’État. Ces spécialistes du numérique s’associent pour constituer un collectif entrepreneurial et impulser des changements de méthode en faisant la preuve par le résultat.
Embrasser l’incertitude
Au-delà de cette collaboration, qu’est-ce au juste qu’entreprendre pour le service public ? Il va sans dire qu’un(e) entrepreneur(e) n’a pas purement un rôle d’exécution. Un projet EIG n’est jamais immuable, avec un début et une fin, en vue de la réalisation d’un périmètre technico-fonctionnel prédéfini. Réduire l’apport des EIG à la mise en œuvre d’un plan préétabli, dont seuls les coûts et les délais d’implémentation importeraient, ce serait faire perdre à ce dispositif tout son potentiel de renouvellement des cultures de travail.
“Innover au sein d’un environnement déjà constitué, avec sa hiérarchie, ses manières de faire requiert d’accompagner le changement, de trouver des points de bascule. Ces quelques mois m’ont apporté le savoir et l’expérience nécessaires pour répondre à des problématiques diverses, de la stratégie au déploiement, en passant par la réalisation et la communication.” (Un data engineer EIG 6)
Les EIG rejoignent leur administration avec une hypothèse de résolution de telle problématique d’intérêt général. Cette hypothèse n’est pas sans consistance, ni pertinence : elle est le fruit du travail d’expert(e)s au sein de l’administration. Elles et ils connaissent bien le domaine. Mais à ce stade, l’hypothèse privilégiée n’est encore qu’une éventualité d’exploration des possibles.
Expérimenter et évaluer
Pour éviter de négliger des problèmes sous-jacents, plus difficiles à appréhender, ou de se projeter trop rapidement dans une solution fantasmée, les EIG se confrontent rapidement au terrain, aux usages, à la donnée. Elles et ils mettent à l’épreuve les certitudes, testent des concepts, évaluent leurs effets - quitte à parfois réorienter le projet, si cela s’avère nécessaire.
Dès leur intégration, les EIG sont ainsi invité(e)s à valider l’hypothèse initiale au travers d’un tout premier prototype - partiel, imparfait, loin de toute velléité industrielle, mais qui permet d’examiner la pertinence de l’hypothèse. Il est essentiel de rentrer au plus vite dans une boucle d’apprentissage. L’échec accéléré est le bienvenu : il permet de limiter les pertes et, le cas échéant, de tenter rapidement autre chose.
“Je suis sorti de ma zone de confort, celle de la technique et de l’implémentation. J’ai réalisé l’importance d’adopter une vision globale, centrée sur le produit et ses utilisateurs. L’importance aussi de chercher et de saisir les opportunités, en restant ouvert aux changements et aux adaptations parfois nécessaires. Ces apprentissages me seront très utiles à l’avenir.” (Un développeur EIG 6)
Amorcer une adoption
Entreprendre, c’est donc avant tout expérimenter. Mais expérimenter ne suffit pas. L’objectif d’un(e) entrepreneur(e) n’est pas de tester une idée, mais de la faire germer, la faire croître - et souvent la renouveler. Au lieu de rédiger un cahier des charges et d’établir un échéancier de livraison, les EIG s’attachent à construire un écosystème, l’intégrer à la conception du service, en mobilisant les parties prenantes, mais aussi les utilisateurs et utilisatrices ciblé(e)s les plus enthousiastes et visionnaires.
La finalité n’est pas de livrer un logiciel, fût-ce un logiciel libre et accessible. Si ce logiciel est déposé sur une étagère en tant que commun potentiel, mais que cette étagère donne sur le néant, ce livrable reste vain. Aussi, l’objectif des EIG est d’amorcer une adoption, de faire grandir une appétence, de développer une communauté d’usage. Dès lors que le service commence à devenir une nécessité auprès d’une première audience engagée, il n’est plus qu’une question de temps et de moyens pour que la proposition de valeur puisse s’étoffer et bénéficier au plus grand nombre.
“Notre statut d’entrepreneur nous donne la légitimité et la liberté d’explorer de nouveaux chemins. Nous mettons en récit les concepts. Nous les testons en bonne intelligence avec les agents. Dès lors, un changement s’opère. Ce qui semblait d’abord impossible pour des raisons d’organisation ou d’habitude devient une évolution désirable, ancrée et pérenne.” (Une designer EIG 6)
Pour autant, suffit-il de s’appuyer sur les méthodes agiles pour être entrepreneur(e) ? Le programme EIG privilégie ici l’esprit à la lettre, l’intention au formalisme - et surtout, l’incrément à l’itération. Aucun dogme méthodologique n’est imposé. Chaque entrepreneur(e) vient puiser à sa discrétion dans la boîte à outils de l’effectuation : démarrer avec ce qu’on a, raisonner en pertes acceptables, tirer parti de l’inattendu, s’attacher aux gains immédiats. Comme dans toute jeune entreprise, émergente et frugale, tous les moyens - souvent artisanaux, parfois imparfaits, toujours créatifs - sont donc mobilisés.
Dépasser sa fonction
Comment devenir entrepreneur(e) ? Le dépassement de fonction ne relève aucunement d’un stakhanovisme agile. Il ne s’agit pas d’une injonction au surinvestissement, à accomplir une quantité démesurée de travail, conduisant à l’épuisement. Au contraire, dépasser sa fonction initiale, développer de nouvelles compétences, cela prend du temps et requiert parfois du soutien - que les EIG trouvent auprès des coachs, de leurs pairs et des alumni.
Tout peut s’apprendre, avec de l’envie, de l’énergie et de la modestie. Ainsi, des ingénieur(e)s des sciences de la donnée conduisent des entretiens de recherche utilisateur, des développeurs et des développeuses produisent des vidéos de démonstration, des designers s’emparent de techniques de marketing pour recruter des utilisateurs et des utilisatrices.
“Depuis des années, j’ai une page dans mon téléphone où j’inscris toutes mes (plus ou moins) bonnes idées de concept. Persuadée que l’entrepreneuriat, ce n’était pas pour moi, j’ai toujours pensé que cette note resterait une liste d’inaccomplis. Avec mon expérience d’EIG, je n’en suis plus si sûre. Il se pourrait qu’un jour, l’une d’entre elles se concrétise.” (Une data scientist EIG 6)
Au sein de l’équipe du programme, les coachs EIG soutiennent cet apprentissage latéral en continu, en concevant et en animant des séminaires, des ateliers, des conférences, ainsi que du mentorat et des formations, avec le concours de l’écosystème du numérique public et des alumni EIG. Les coachs recherchent l’équilibre sur une ligne de crête entre facilitation de l’innovation et évaluation des résultats.
Au terme de leur expédition de 10 mois dans la fonction publique, les EIG ont ajouté une nouvelle corde à leur arc. Elles et ils ne sont plus seulement des talents du numérique, capables d’exercer leur coeur de métier : désormais, elles et ils sont pleinement des entrepreneur(e)s, capables d’initier des démarches d’exploration et de piloter des projets d’innovation.